Excellente surprise que ce cinquième film de Denis Dercourt, qui révèle un talent cinématographique qu’on était loin de lui soupçonner. Cet ancien musicien et professeur de conservatoire devenu cinéaste utilise à merveille un milieu qu’il connaît parfaitement – celui de la musique classique – pour nous proposer un thriller psychologique machiavélique qui repose sur une construction impeccable et un sens étonnant du suspense. Pour tout dire, La Tourneuse de pages est une réussite que l’on n’attendait pas, dans un registre noir et cruel qui place soudainement Denis Dercourt du côté de Claude Chabrol.
Le scénario, diabolique et pervers à souhait, mais tout en demi teintes, raconte la vengeance orchestrée par une apprentie pianiste (Déborah François, découverte dans L’Enfant, des frères Dardenne) ayant échoué son examen d’entrée au conservatoire à cause de la directrice du jury (Catherine Frot), une célèbre professeure et pianiste qui lui fait perdre son sang-froid lors de l’audition. Dix ans plus tard, la jeune fille se fait engager par le mari de la pianiste (Pascal Greggory), en tant que tourneuse de pages pour celle-ci. On sait qu’elle cherchera à se venger; ce qu’il reste à découvrir, c’est comment.
On ne saurait trouver meilleure personne que Denis Dercourt pour explorer les affres que vivent ces musiciens tourmentés par le trac, les risques de blessures physiques et l’obsession maladive de la réussite et de la performance parfaite. Le cinéaste connaît manifestement ce milieu et les gens qui le composent sous toutes leurs coutures, et il confère une authenticité des plus évidentes à la mise en situation et à l’arrière-plan social et professionnel du film. La mise en scène est elle aussi réglée au quart de tour, à la manière d’une sonate, et épouse un classicisme au diapason de l’univers bourgeois et codé qu’elle transpose à l’écran. C’est avec une grande économie de moyens et d’effets et pratiquement sans maniérisme que le cinéaste aborde le milieu musical, au moyen d’un regard particulièrement acide et cinglant. D’évidence, Dercourt a affiné son art.
Mais plus qu’un film sur la musique, La tourneuse de pages est un thriller, et un solide de surcroît, explorant le milieu de la musique sous l’angle des classes sociales (en lointain écho à La Pianiste, de Haneke), et offrant une brillante variation glaciale sur le thème éculé de la vengeance. Dans le rôle d’une jeune vengeresse énigmatique et insaisissable, Déborah François continue d’impressionner, dans un registre fort différent de celui de son premier rôle au cinéma. Pour sa part, Catherine Frot est toujours aussi impeccable. Les deux actrices abordent leurs personnages avec nuance et justesse, menant cette relation imprévisible dans de fascinantes zones troubles.
Devenu le temps d’un film l’émule inattendue du Chabrol de La Cérémonie et de Merci pour le chocolat, Denis Dercourt effectue un passage remarquable du coté du thriller. Souhaitons qu’il poursuivre sur cette voie.